Servage et esclavage au Tibet

Selon Melvyn C. Goldstein, le monastère de Drepung en 1959 était propriétaire de 151 domaines agricoles et 540 pâturages auxquels étaient attachées de façon héréditaire des familles paysannes qui travaillaient les terres du monastère sans salaire sous le régime de la corvée[1].

Dans l'ancien Tibet, la paysannerie était liée héréditairement aux domaines des seigneurs nobles et monastiques et du gouvernement tibétain, seuls propriétaires terriens, auxquels elle devait des redevances en argent ou en nature et des corvées[2]. Cette situation est qualifiée de servage et, dans le cas particulier de domestiques attachés à la maisonnée, d'esclavage, par des témoins directs, occidentaux ou tibétains, et par des tibétologues.

Le système de servage en vigueur sous la théocratie tibétaine a été étudié par Melvyn C. Goldstein à partir de 1965, alors qu'on pouvait encore interroger un grand nombre de Tibétains réfugiés en Inde ayant connu ce système. Au bout de deux ans d'enquête, il conclut que l'organisation sociale traditionnelle du Tibet était une variante du servage, comportant trois sous-statuts[3] : les serfs qui louaient des terres à un domaine moyennant redevances et avaient de lourdes obligations (les khral-pa), ceux qui étaient attachés à un domaine mais ne détenaient pas de terres (les dud chung) et avaient donc moins d'obligations, et les serviteurs attachés de façon héréditaire à la maisonnée d'un seigneur (les nangsen).

La tibétologue Katia Buffetrille, pour sa part, déclare que dans l'ancien Tibet, « effectivement, il y avait du servage, de l'esclavage même », précisant que « la société était très hiérarchisée, seul le clergé et les nobles pouvaient être propriétaires terriens »[4]. De plus elle indique qu'« Il ne s'agissait pas du tout d'un système idéal, mais [qu']il n'avait rien à voir avec de l'esclavage » en signalant que « Le terme de serfs, appliqué aux paysans, est contesté par certains tibétologues occidentaux, qui préfèrent celui de gens du commun ou sujets […]. En fait, les paysans, la grande majorité du peuple, étaient héréditairement liés à la terre. En dépit de cette structure qui peut paraître rigide, il y avait en fait une grande flexibilité. Ces paysans avaient des devoirs mais jouissaient aussi de droits. Les seigneurs n'avaient aucunement pouvoir de vie et de mort sur eux »[5].

En 1959, le gouvernement chinois, selon A. Tom Grunfeld, donnait la répartition suivante : noblesse 5 %, clergé 15 %, nomades 20 %, serfs 60 % (dont 45 % devant s’acquitter de redevances, 45 % sous « bail humain » et 10 % divers)[6]. En 2009, l'historiographie officielle chinoise fixe le pourcentage de la population serve et esclave à 95 % de la population totale[7], les khral-pa et les dud chung représentaient 90 % de la population, et les nangsen 5 %, le statut de ces derniers étant celui d’esclave[note 1] et non de serf. Le journaliste Thomas Laird conteste le chiffre de 95 % de Tibétains et estime à 30 % de la population le nombre de paysans jouissant de terres et s'acquittant de redevances en nature et de corvées dues au gouvernement, à un monastère ou à des nobles, également à 30 % le taux de serfs sans terres mais inféodés à une famille aristocratique, à un monastère ou au gouvernement[8].

Dans les années 1900, le 13e dalaï-lama créa un Office de l'agriculture et permit aux serfs ayant fui leur domaine de se rattacher à l'Office moyennant le paiement d'un droit. Le 14e dalaï-lama « emploie couramment les termes serf et féodal pour décrire le Tibet d'avant 1959 », quoiqu'il juge le terme serf excessif. Il est d'avis que « le système de réincarnation comportait un aspect négatif : dans les richesses transmises au nom de l'institution, il y avait les serfs détenus par les monastères, ce qui entraînait bien des souffrances »[9].

Dans le cadre des « réformes démocratiques » approuvées par le gouvernement central en , le Comité préparatoire à l'établissement de la Région autonome du Tibet adopte, le , à Lhassa, la résolution votée le à l'Assemblée nationale populaire à Pékin et concernant d'une part la suppression de la corvée obligatoire (ulag) et de l'esclavage, ainsi que la réduction des loyers et des intérêts des prêts, d'autre part la redistribution des terres.

En 2009, la journée du est déclarée Journée d'émancipation des serfs au Tibet.

Une controverse existe quant aux termes à employer pour définir le statut et les conditions de vie de cette partie de la population. Des universitaires discutent de l'adéquation de la notion même de servage, au sens occidental, dans le cadre de l'ancien Tibet. Ce débat est devenu un argument politique dans la confrontation entre la République populaire de Chine et le Gouvernement tibétain en exil[10],[11],[12].

  1. (en) Melvyn C. Goldstein, The Revival of Monastic Life in Drepung Monastery, pp. 15-52 de Melvyn C. Goldstein, Matthew T. Kapstein (eds), Buddhism in Contemporary Tibet: Religious Revival and Cultural Identity, Motilal Banarsidass Publisher, 1999, 207 p., pp. 21-22 : « Drepung, for example, owned 151 agricultural estates and 540 pastoral areas, each of which had a population of hereditarily nound peasant families who worked the monastery's (or college's) land without wages as a corvée obligation. »
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  3. (en) Melvyn C. Goldstein, Goldstein’s Response to M. Akester’s “Review of A History of Modern Tibet, Volume 2: The Calm before the Storm, 1951-55, by Melvyn C. Goldstein”, in Journal of the International Association of Tibetan Studies (JIATS), no. 5 (December 2009), 12 p.
  4. Florence Perret, « La répression est très féroce », sur le site helvétique « 24 heures » (entretien avec Katia Buffetrille), 25 mars 2008.
  5. Katia Buffetrille, Chine et Tibet, une si longue histoire, Le Monde, 23 mars 2008 : « Le mot "esclave" est parfaitement impropre. Très schématiquement, on peut dire que le Tibet était une société à strates, très hiérarchisée, dans laquelle existait une séparation nette entre religieux et laïcs. Les laïcs étaient divisés en trois strates : la noblesse, le peuple, la strate inférieure (bouchers, pêcheurs...). Trois groupes seulement pouvaient être propriétaires : l'Etat, le clergé et les nobles. Le terme de "serfs", appliqué aux paysans, est contesté par certains tibétologues, qui préfèrent celui de "gens du commun" ou "sujets". En fait, les paysans, la grande majorité du peuple, étaient héréditairement liés à la terre et devaient des taxes qui étaient versées en argent, en nature, mais la plupart étaient sous forme de travail, essentiellement le travail de la terre. En dépit de cette structure qui peut paraître rigide, il y avait en fait une grande flexibilité. [...] Les seigneurs n'avaient aucunement pouvoir de vie et de mort sur eux. Il ne s'agissait pas du tout d'un système idéal, mais il n'avait rien à voir avec de l'esclavage. »
  6. A. Tom Grunfeld, The Making of Modern Tibet, op. cit., pp. 14.
  7. (en) Li Sha, Contribution of “Abolishment of Serf System” in Tibet to Human Rights Campaign - In Memory of the Fiftieth Anniversary of Democratic Reform in Tibet, in Asian Culture and History, vol. 1, No 2, July 2009 : « those serfs and slaves who accounted for 95 % of the population had no land or personal freedom »
  8. Thomas Laird, The Story of Tibet: Conversations with the Dalai Lama, op. cit., p. 318 : « Grunfeld gives some credence to Chinese claims, made in 1959, that 60 percent of the population were serfs, not 95 percent, as the Chinese widely claim today. But when we look at the number, we find that half of the 60 percent were landowning peasants who paid taxes in labor and in kind to the government, a monastery, or nobles. That leaves only 30 percent who might be classified as landless serfs, indentured to aristocratic families, a monastery, or the government. »
  9. Thomas Laird, The Story of Tibet: Conversations with the Dalai Lama, Grove Press, 2007, 496 p., p. 97 : « "Now with the reincarnation system, one aspect is negative," he continued. "Wealth was being passed down in the name of the institution, and this included serfs who were held by the monastery, so there was a lot of suffering there. There is no doubt about this. »
  10. (en) Thomas Laird, Into Tibet: The Cia's First Atomic Spy and His Secret Expedition to Lhasa, p. 324 : no fact about Tibet is more colored by political motivations of modern observers than a discussion about serfdom in Tibet.
  11. (en) Warren W. Smith Jr., China's Tibet?: Autonomy Or Assimilation, AltaMira Press, U.S, 2008, (ISBN 074253989X), p. 144 : « there can be only black and white in China’s portrayal of Tibet (…) any ambiguity about the nature of Tibet’s former social system might allow political issues to emerge ».
  12. (en) Warren W. Smith Jr., “Serf Emancipation Day” and China’s New Offensive on Tibet, The Rangzen Alliance, Blogs, 13 mars 2009 : « The class theme of China’s justifications for its rule over Tibet has become the most fundamental of its arguments. »


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